Cannabis et pilotage

Jean LaRoche, FRAeS
Directeur de la recherche et du développement
Centre québécois de formation aéronautique


Depuis quelques années, des collègues de travail, des formateurs et des médecins examinateurs de pilotes d’aéronefs s’inquiètent d’une hausse de la consommation de cannabis chez les pilotes. Le phénomène est souvent décrit comme une banalisation de la consommation de cannabis. Un courant de désinformation semble influencer davantage les jeunes pilotes en début de carrière, peu conscients des répercussions administratives et légales de l’usage du cannabis. Le présent texte se veut une rétrospective factuelle des conséquences reliées à la consommation de cannabis par les pilotes canadiens.

Pour bénéficier des privilèges associés aux documents de l’aviation civile (licence récréative, privée, professionnelle) le pilote est tenu d’accepter les exigences de Transports Canada en matière de substances intoxicantes légalisées comme l’alcool et les médicaments (RAC 602.03 pour les pilotes et 900.17 pour les pilotes de drones). L'usage d'alcool est interdit lors des 12 heures qui précèdent un vol, alors que depuis juin 2019, la loi interdit au médecins examinateurs de l'aviation civile (MEAC) d'émettre ou de prolonger un certificat médical de validation de licence lorsque le pilote a fait usage de cannabis dans les 28 jours qui précèdent l'examen médical. L’application du Règlement de l’air canadien (RAC) est distincte de l’application de l’article 253 du Code criminel canadien en matière de conduite d’un aéronef par un pilote dont les facultés sont affaiblies par l’alcool ou la drogue. Dans le cas du RAC, il est question de présence de cannabis dans l’organisme du pilote au moment du dépistage, alors que dans le deuxième cas, il s’agit de facultés affaiblies par la substance intoxicante au moment du pilotage ou de la garde de l’aéronef.

Le cannabis affecte les neurotransmetteurs du cerveau et diminue la coordination psychomotrice et la mémoire à court terme (Baselt, 2001; Leirer, Yesavage & Morrow, 1991). Conséquence directe de l’intérêt politique et médiatique, les budgets de recherche sur le cannabis, pratiquement inexistants dans le passé, ont récemment permis aux scientifiques de mieux comprendre les substances actives de cette drogue, les effets bénéfiques chez certains individus et les effets nocifs à moyen et long termes. Il est notamment connu que le cannabis d’aujourd’hui est plusieurs fois plus puissant que celui d’autrefois. En 40 ans, la concentration de THC est passée de 4% à 20-30% alors que la substance bénéfique CBD qui limitait l'effet du THC est passée de 4% à 0. Non seulement le cannabis d'aujourd'hui est plus toxique mais la substance qui avait le potentiel de limiter la toxicité a disparu. Le THC joue un rôle dans l’éclosion de maladies mentales sérieuses qui autrement seraient demeurées latentes chez l’individu (Bersani, Orlandi, Kotzalidis & Pancheri, 2002 ; Hambrecht & Hafner, 2000). Ces maladies (schizophrénie, paranoïa, psychose hallucinatoire, manie, etc.), lorsque déclarées, sont incompatibles avec le vol et entraînent une suspension du certificat de validation médicale pour une période indéterminée. Une méta-analyse publiée dans American Journal of Psychiatry en 2020 démontre que les utilisateurs.trices de cannabis risquent trois fois plus d'être mêlé.e.s à des événements violents. Il est permis de se questionner concernant leur comportement dans le cockpit, notamment l'adhérence aux SOP.

Les transporteurs aériens structurés exigent le dépistage de drogues au moment du recrutement de nouveaux pilotes. Certaines personnes perçoivent le recrutement comme un événement prévisible, se permettent de consommer du cannabis en envisageant de cesser quelques mois avant l’embauche et reprennent la consommation une fois recrutés. Bien que les tests aléatoires au travail ne sont pas utilisés au Canada, les pilotes devraient savoir que le dépistage de drogues s’effectue à la suite d’incidents aéronautiques, soit par le transporteur même, soit par les autorités civiles, voire les autorités militaires dans certains pays d’outremer. Évidemment, il est impossible de prédire le moment d’un incident aéronautique (sortie de piste à la suite d’une crevaison, excursion sur une piste IFR active). Inutile de préciser qu’il est tout aussi impensable de prédire dans quel pays l’incident surviendra.

L’excuse la plus fréquemment invoquée par les pilotes fautifs est qu’ils sont victimes de fumée secondaire de cannabis dans les jours précédents le dépistage. Or les tests de dépistage sont calibrés de façon à éliminer les niveaux associés à l’exposition à la fumée secondaire (faux positifs). Lorsqu’un test de dépistage est positif, le candidat est considéré comme un consommateur et la chaîne de conséquences administratives commence immédiatement.

Au Canada, le test positif de cannabis dans l’organisme d’un pilote qui a la garde d'un aéronef, lui fera perdre son certificat de validation médicale avec arrêt automatique et immédiat de ses fonctions de pilote au sein du transporteur. La période de suspension du certificat médical dépend de la participation active du pilote à un programme de réhabilitation et d’un suivi étroit par une équipe multidisciplinaire reconnue. Ce type de programme doit être approuvé par Transports Canada et n’est présentement en vigueur que dans les grandes compagnies aériennes syndiquées. L’expérience démontre qu’environ 8 fois sur 10, il est possible de réinstaller le pilote dans ses fonctions après 3 mois de traitement, sur une base probatoire pour une période minimale de 2 ans encadrée par une lettre d'entente qui peut inclure des tests aléatoires. C’est toujours sur le pilote que repose l’obligation de prouver sa réhabilitation à l’issue de la thérapie.

Faire la preuve de sa réhabilitation auprès de Transports Canada est un processus délicat même lorsque le pilote est traité par une équipe compétente, qu’il est épaulé par des collègues de travail spécialement formés au soutien moral et qu’il bénéficie d’une assurance salaire lui permettant de consacrer toutes ses énergies à l’atteinte de ses objectifs. À l’opposé, un pilote laissé à lui-même voit sa période de suspension établie d’office à 2 ans par Transports Canada. Sans soutien organisé et sans revenus de pilotage, faire la preuve de sa réhabilitation est extrêmement ardu, la suspension s’étire souvent au-delà de la période initiale de 2 ans et coûte parfois sa carrière au pilote.

Lorsque détectée à la suite d’un incident aéronautique, la présence de cannabis dans l’organisme d’un pilote lui fait perdre sa couverture d’assurances professionnelles, que la substance intoxicante soit contributive à l’incident ou non. Cette conséquence devient rapidement catastrophique pour la famille et l’individu advenant des poursuites civiles en dommages et intérêts. Dans ce cas, le pilote perd non seulement son gagne-pain, mais aussi ses biens personnels.

 

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Enquête d'accident en lien avec l'usage de cannabis au Canada. BST A11W0151

Baselt RC. (2001). Drug effects on psychomotor performance. Biomedical Publications, Foster City, CA; pp 403-415. Bersani G, Orlandi V., Kotzalidis GD., Pancheri P. (2002). Cannabis and schizophrenia : impact on onset, course, psychopathology and outcomes. Eur Arch Psychiatry Clin Neurosci. Apr; 252(2):86-92
Hambrecht M., Hafner H. (2000). Cannabis, vulnerability, and the onset of schizophrenia : an epidemiological perspective. Department of Psychiatry and Psychotherapy, University of Cologne, Germany. Aust N Z J Psychiatry. Jun; 34(3):468-75
Leirer VO, Yesavage JA, Morrow DG. (1991). Marijuana carry-over effects on aircraft pilot performance. Aviat Space Environ Med. 62(3):221-7.
Dellazizzo, L., Potvin, S. & al. (2020). Association Between the Use of Cannabis and Physical Violence in Youth: A Meta-Analytical Investigation. The American Journal of Psychiatry. May 2020

 

 

Jean LaRoche enseigne aux pilotes vérificateurs agréés canadiens, aux pilotes instructeurs et aux inspecteurs depuis plus de 30 années. Il est Fellow de la Royal Aeronautical Society pour ses travaux en facteurs humains, Prix Fecteau 2019 de l'AQTA et coauteur du test psychologique WOMBAT. Il peut être joint par courriel : jlaroche@cqfa.ca

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Fondé en 1968, le Centre québécois de formation aéronautique (CQFA) du Cégep de Chicoutimi est l'école nationale d'aéronautique du Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement Supérieur du Québec. Depuis plus de trente ans, son département de formation continue installé à l'aéroport international Pierre-E Trudeau sert l'industrie aéronautique canadienne et internationale. www.cqfa.ca