Blackjack dans le cockpit

Jean LaRoche, FRAeS
Directeur de la recherche et du développement
Centre québécois de formation aéronautique

 

Malgré toute la formation en facteurs humains qu'il a reçue, les avis de sécurité
qu'il a lus et les procédures qui régissent ses actions, le pilote demeure un être
humain soumis aux raisonnements fondamentaux de son espèce, raisonnements
qui se sont développés au cours de centaines de milliers d'années.

 

Piloter un avion requiert une multitude d'aptitudes, incluant la bonne gestion des menaces et des erreurs, souvent appelée gestion du risque. Les données recueillies pendant deux décennies par l'université du Texas - qui ont d'ailleurs mené à la mise au point d'une méthode appelée Line Operation Safety Audit, démontrent que 70 % du temps de pilotage sert à identifier et à gérer les menaces pouvant compromettre l'exécution du vol, telles que les conditions météorologiques, le trafic aérien, le relief, la complexité des commandes ou des instruments, bref, tout ce qui accapare l'attention du pilote.

Face aux risques, le pilote évalue constamment les options et prend des décisions. Malgré toute la formation en facteurs humains qu'il a reçue, les avis de sécurité qu'il a lus et les procédures qui régissent ses actions, le pilote demeure un être humain soumis aux raisonnements fondamentaux de son espèce, raisonnements qui se sont développés au cours de centaines de milliers d'années. Comment expliquer qu'un pilote continue son vol VFR en pénétrant les nuages sur sa route, malgré tous les récits d'accidents qu'il a lus ? Comment expliquer qu'un pilote décolle en surcharge d'un lac déjà court et serti de montagnes ? Pourquoi un pilote continue sur une approche complètement déstabilisée jusqu'à l'impact au sol, au lieu de tout simplement remonter ? Quelles sont les pulsions qui l'incitent, sciemment, à réduire la marge de sécurité qu'il détient ? Peut-on faire une analogie entre les risques courus dans les jeux de hasard et ceux aux commandes d'un avion ?

L'appât du gain

Donnez 10 $ à un joueur, puis demandez-lui de jouer à pile ou face. Si sa pièce tombe du côté pile, il gagne 20 $ supplémentaires. Si sa pièce tombe du côté face, il perd les 10 $ reçus. Le calcul est simple, chaque joueur a 50 % des chances de gagner 20 $ et 50 % des chances de perdre 10 $. Répétez l'expérience dans un échantillon de la population. Combien accepteront de relever le défi ? Bien que le calcul semble simple et le gain intéressant, voire logique, seulement une minorité de gens accepteront de relever le défi et de lancer la pièce de monnaie. Une nette majorité choisira plutôt d'empocher les 10 $.

Longtemps étudiée par les psychologues, cette mise en situation a toujours mené aux mêmes conclusions: en situation de gain certain (garder 10 $) et de gain risqué (gagner 20 $ supplémentaires), l'être humain tend à choisir le gain certain. Il analyse la situation non pas en tenant compte du montant total (20 + 10 = 30 $), mais seulement en mesurant l'incrément (le gain, ici 20 $). Les gens ont tendance à protéger leurs acquis et à démonter une certaine aversion pour le risque.

La peur de perdre

Dans le cas du jeu de la perte, où le joueur doit 1 000 $ au croupier, il en est autrement. Toujours à pile ou face, la dette du joueur sera réduite de 800 $ si la pièce tombe du côté pile. Mais si elle tombe du côté face, elle passera à 1 400 $. Quelle option choisira-t-il ?

Lorsqu'il s'agit d'une perte, la tolérance humaine au risque s'inverse spontanément. Les gens choisiront majoritairement de lancer la pièce de monnaie plutôt que d'honorer leur dette. Entre une perte certaine (payer 1 000 $) et une perte risquée (payer 1 400 $), l'humain tend à choisir la perte risquée. On assiste à ce qu'on appelle le renversement de préférence. En résumé, l'humain est essentiellement prudent devant ses acquis, mais il adopte un comportement risqué devant ses pertes.

On comprend désormais beaucoup mieux ce comportement grâce aux études de Daniel Kahneman et Amos Tversky, des psychologues et économistes de l'Université de Princeton aux États-Unis. Leurs recherches concluent que la gestion du risque au quotidien est profondément teintée par l'évolution humaine et se généralise au-delà des cultures. Les chercheurs expliquent pourquoi l'humain agit de façon conservatrice lorsqu'il protège un acquis et pourquoi il adopte un comportement plus risqué lorsqu'il fait face à une perte ou à un échec. Ils ont certainement touché un point sensible: Kahneman a obtenu le prix Nobel en 2002 pour l'ensemble de ses recherches sur le comportement humain par rapport aux risques.

Élaborée par les deux chercheurs, la théorie du prospect sous-tend que plus le risque est présenté comme une perte, plus l'humain adopte un comportement risqué. À l'opposé, plus le risque compromet un acquis, plus l'humain est réfractaire aux comportements risqués. Le film Une vie meilleure (Cédric Kahn, 2011) illustre bien les réactions irrationnelles qui poussent l'humain à prendre des risques sans issue, le menant droit vers l'échec. Peut-on penser que le pilote est une race à part, dépourvue d'illogisme?

Et dans le cockpit...

Des conditions météorologiques défavorables placent souvent le pilote devant un choix douloureux : vivre l'échec de sa mission et ne pas rendre ses passagers à destination ou forcer la note et tenter de passer au travers de ces conditions. N'est-ce pas un scénario qu'on présente aux jeunes pilotes depuis... la nuit des temps ? On sait maintenant que l'échec certain (la première option) va à rencontre de la nature humaine. En effet, devant la perception d'un échec, l'humain a une propension naturelle à forcer la note et à tenter le tout pour le tout, surtout si la destination n'est pas loin. Tous les pilotes d'expérience qui ont rebroussé chemin vous diront à quel point cette option requiert de la rationalisation et de l'effort mental, et à quel point la déception est forte par la suite. De leur côté, les enquêteurs d'accidents d'avion savent bien que l'abandon de la mission peut être salutaire.

En somme, l'être humain n'est pas aussi rationnel qu'il aimerait le croire. Ses réflexes innés devant l'échec peuvent soudainement devenir plus forts que l'obligation de suivre les procédures et de respecter la loi. La prochaine fois que vous serez appelés à gérer un risque opérationnel, Kahneman et Tversky suggèrent d'imaginer la situation en considérant le gain. Qu'il s'agisse d'un gain de temps, de revenus, en refusant de surcharger l'appareil par exemple, ou de confiance de la part de sa clientèle, un changement de perception permet parfois de transcender sa propre nature et de sauver des vies.

KAHNEMAN, D.. et A. Tversky (1979). «Prospect theory: An analysis of decisions undcr risk », Economeirica, no 47, p. 313-327.
Summit Entertainment, Lime Orchard Production (2011) A Better Life. Chris Weitz, Directeur.

 

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Jean LaRoche enseigne aux pilotes vérificateurs agréés canadiens, aux pilotes instructeurs et aux inspecteurs depuis plus de 30 années. Il est Fellow de la Royal Aeronautical Society pour ses travaux en facteurs humains, Prix Fecteau 2019 de l'AQTA et coauteur du test psychologique WOMBAT. Il peut être joint par courriel : jlaroche@cqfa.ca

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Fondé en 1968, le Centre québécois de formation aéronautique (CQFA) du Cégep de Chicoutimi est l'école nationale d'aéronautique du Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement Supérieur du Québec. Depuis plus de trente ans, son département de formation continue installé à l'aéroport international Pierre-E Trudeau sert l'industrie aéronautique canadienne et internationale. www.cqfa.ca